« Que signifie cette peinture ?… » — L’Art et ce qui en tient lieu.

À propos de Zhou Tiehai

Frédéric Le Gouriérec

À partir de 1997, Zhou Tiehai s’est acquis sur la scène artistique internationale une notoriété peu commune pour un artiste chinois. Ce succès soudain avait de surcroît pour singularité que de toute évidence il n’était pas, loin s’en fallait, un succès commercial, le seul — au-delà de l’enthousiasme politiquement contraint entretenu par une nuée d’intermédiaires dépendants — qu’une critique inquiète y pût à son corps défendant reconnaître à l’art contemporain chinois, quelle qu’en fût la valeur ; pour une fois, il s’agissait d’un succès d’estime qui prenait de l’ampleur. C’est ainsi que Zhou Tiehai devint en 1998 le premier lauréat du Prix de l’Art Chinois Contemporain (CCAA) fondé par Uli Sigg et fut adoubé, en toute simplicité, par Harald Szeeman. Sur la longue liste des manifestations artistiques majeures auxquelles il a participé ces dernières années figurent notamment, parmi tant d’autres, l’exposition itinérante « Cities on the move » dès 1997, la 48e Biennale de Venise en 1999, une exposition personnelle dans la section Art Statements de la Foire de Bâle en 2000, la 4e Biennale de Gwangju en 2002, « Alors, la Chine ? » au Centre Pompidou à Paris et « The American Effect » au Whitney Museum en 2003 — les sceptiques pourront achever leur édification par la fréquentation du site de la galerie Shanghart qui le représente depuis près de dix ans.

Les œuvres sur lesquelles s’est bâtie la renommée de Zhou Tiehai dans la deuxième moitié des années 1990 ont pour point commun leur ironie explicite quant au fonctionnement du milieu artistique, quant à la constance de ses modes arbitraires, voire absurdes, de valorisation de l’Art, quant au rôle disproportionné, enfin, joué dans cette mécanique aveugle par la succession des étrangers de passage, experts improvisés de tous acabits. Dans la série des Fausses couvertures, qui parodie pêle-mêle Flash Art, Newsweek, Art in America, Frieze ou Artnews, l’humour né de la confrontation de l’ensemble des éléments parfois implicites de l’œuvre a beau échapper aux observateurs les plus élogieux, les faux titres de une suffisent à faire mouche : « Trop matérialiste, trop spirituel », « Louis Vuitton offre un bilan de santé aux artistes de Chine », « Washington, me voici ! », « Un artiste chinois tue un journaliste suisse ». Le sens paraît établi, mais que faire des nombreux détails tels que les inscriptions en chinois, les sous-titres, les dates, les images utilisées ? Les grands formats contemporains, gouaches et dessins, sur papier journal ou sur photocopies, abordent des thèmes semblables et connaissent infailliblement le même sort. La pointe y passe inaperçue, car l’attention est accaparée par les inscriptions accrocheuses, par la désinvolture technique affichée, mais surtout par l’omniprésence de la figure incongrue du chameau, devenue pour nombre d’amateurs pressés l’emblème du travail de Zhou Tiehai. Sa fortune critique tient donc avant tout au sens rudimentaire qui lui est prêté à la faveur d’une réduction de l’œuvre à ce qui en est immédiatement compréhensible pour ses commentateurs, en dépit de la nécessité personnelle, et non seulement anecdotique, qui donne tout son sel à l’humour de l’artiste. S’il arrive que des réalisations plus anciennes soient exhumées pour étoffer la glose, il s’agit généralement de Rupture (1991) et d’En Chine vint un certain Solomon (1994), encore une fois parce que leur titre est efficace et qu’elles abordent la question de l’organisation du milieu de l’art, parce qu’elles recourent à des matériaux comparables à ceux des peintures de référence, tout en incorporant des images représentatives de la Révolution culturelle ou du XVIIIe siècle français, ce qui permet de les relier à la confrontation rebattue entre tradition et modernité, Orient et Occident… A contrario, l’abondance des textes qui font partie intégrante de l’œuvre dans ces deux cas n’est jamais commentée, même lorsque ces peintures sont présentées à un public non sinophone incapable de les déchiffrer par ses propres moyens. Il est ainsi manifeste que la réalité de l’œuvre pèse moins dans son succès que la possibilité de l’associer à un discours simple et attendu. Mais une bonne part de l’humour qui fait la valeur du travail de Zhou Tiehai réside justement dans le paradoxe qu’il prend plaisir à entretenir et par lequel les critiques favorables le soutiennent à l’évidence en vertu des principes mêmes auxquels ils croient montrer leur opposition en prenant son parti.

C’est dans ces circonstances qu’un tournant est franchi en 2000 avec le début de la série des Placebo. Après avoir été réduit à la portion congrue au cours de la période précédente, le texte qui occupait la majeure partie de l’œuvre à la fin des années 1980 et au début des années 1990 disparaît complètement. Il n’y a plus d’épigraphie ni même d’individualisation des titres, lesquels n’échappent à la série que par l’emploi exceptionnel du latin (Libertas, dei te servent !)… Quant aux allusions d’un ésotérisme croissant au milieu de l’art, malgré leur nombre (les références à Uli Sigg, Lorenz Helbling, Harald Szeeman ou Gu Leike ne se comptent plus), elles sont submergées par le flot continu des portraits Renaissance ou académiques à tête de chameau, par les reproductions de peinture lettrée, voire plus récemment par des visages de vedettes des années 1980, tous fondus dans une technique uniformisée. L’auteur ne donne plus d’indices sur le sens de ces œuvres ; il lui arrive même de reproduire d’anciennes couvertures ou d’anciennes peintures de chameaux à lunettes noires, en les expurgeant de tout détail et de toute inscription, ne conservant que les postures. Qu’il s’agisse là d’un renoncement au sens par découragement ou d’un malin plaisir à se jouer des attentes naïves du public, voire des deux à la fois, cette soudaine réticence de l’artiste à donner le fin mot de l’histoire n’est jamais mentionnée dans les commentaires, qui continuent de n’être consacrés qu’à son ironie à l’égard du milieu de l’art et se contentent de prendre note du terme « placebo ».

Pourtant, lorsque Zhou Tiehai se décide à parler des Vedettes des années 1980, le ton qu’il adopte n’a rien de commun avec l’image donnée de lui par ses exégètes : « Quelles expressions effrayantes ! Dire que j’ai hésité… Qu’on les envoie à la guillotine, l’art contemporain est justement ce couperet impitoyable ! Qu’on casse cette joie illusoire de type bestial que procure la civilisation moderne, reste la liberté dont nul ne peut nous déposséder. » Ces quelques lignes sont extraites d’un texte très bref rédigé par l’artiste pour figurer face aux œuvres concernées dans le catalogue d’une exposition d’art chinois organisée dans le sud de la France fin 2003. Si Zhou Tiehai s’est exprimé en ces termes, c’est qu’il est persuadé, d’expérience, que nul ne prêtera attention à ses propos, si tant est que quiconque les lise. L’usage qui en est fait dans l’introduction générale du catalogue en question prouve qu’il n’a pas tort, puisque son travail est présenté en deux lignes, sous forme d’une paraphrase biaisée de ce texte, entre l’évocation d’une œuvre de Yin Xiuzhen considérée dans ses rapports avec le « pouvoir économique et politique » dans « la société chinoise » et une sentence sur le travail de Yang Yong qui « se place au cœur de la réalité urbaine chinoise entre vie traditionnelle et urbanisation moderne galopante ». Si l’Art n’était que l’illustration des poncifs d’une telle sociologie de seconde main, il n’y aurait pas de quoi s’enthousiasmer.

Dans les années 1980, le tout jeune Zhou Tiehai a peut-être « hésité », comme il le dit, mais il a vite choisi les plaisirs détournés de l’Art, assimilé à une forme de jugement, à un bastion de liberté, contre la pente naturelle à la « joie bestiale ». Encore étudiant et très idéaliste en matière artistique, il prend pied sur la scène avant-gardiste shanghaïenne au sein du groupe « M », formé avec Yang Xu, qui réalise des actions nues, telles que Sentiment de violence en 1986. Cette veine moraliste pourrait même trouver sa première attestation dans la scène de « Grande Critique » dont il est l’auteur et qui fut publiée, alors qu’il n’avait que dix ans, en 1976, dans un recueil de dessins modèles — Zhou Tiehai s’en amuse, mais il n’en est pas peu fier. Ce qui est certain, c’est que cette même fibre imprègne les dessins de grand format, représentant, à la fin des années 1980, des chaises, fauteuils et sofas tarabiscotés et sexués, mais empreints d’un luxe aristocratique à l’européenne, que l’artiste assortissait de nombreuses inscriptions décousues, traitant des aléas de l’amour, de ses plaisirs et de ses souffrances, physiques et morales, en les agrémentant de gribouillages quasi enfantins. L’une de ces œuvres, intitulée Il y a dix ans, parle du scrupule et des « tremblements » éprouvés à la seule idée de prendre possession d’un tel accessoire de majesté. À un homme qui lui demande si elle oserait s’asseoir sur un fauteuil, une femme répond : « Si nous nous asseyions sur ce fauteuil, nous serions immoraux ». Cette association des femmes, de l’aristocratie, du luxe européen, concrétisations du plaisir, de la norme et de la valeur, reste tout aussi évidente au milieu des années 1990, dans Nous n’arrivons plus à assurer. Les éventuelles implications généralisantes, à caractère sociologiques ou économique, de cette mise en scène permanente de la tentation et de la frustration ne sauraient en cacher le fondement moral et personnel, voire intime, sur lequel a toujours joué Zhou Tiehai : en accompagnement de sa peinture de Giuliani en 2003, il se fend d’une méditation poétique, tout aussi insolite et inaccessible que son évocation des vedettes des années 1980, où il multiplie les sentences sur la liberté, la colère, le bonheur et la souffrance.

L’embarras, la peur permanente de se donner de l’importance ou de heurter les susceptibilités, est sous des formes diverses une constante de l’œuvre — et de la personnalité — de Zhou Tiehai, dont l’art consiste justement à les surmonter avec humour. L’effacement de soi en est un aspect, tangible des chaises vides des années 1980 (dont la série Placebo comporte plus d’un avatar), aux deux expositions simultanées de 2001, l’une à Shanghai, l’autre à New York, toutes deux intitulées « L’artiste n’est pas là », les deux absences se justifiant réciproquement. Le fait de multiplier les portraits des protagonistes du milieu de l’art, qui sont aussi des acteurs de sa propre vie, participe de la même démarche. Néanmoins, la manifestation la plus flagrante de cette tendance dans le travail actuel de Zhou Tiehai consiste, certes, à faire peindre les autres à sa place (en leur souhaitant parfois une carrière, comme dans le cas de Zhao Lin), mais surtout à peindre l’Art des autres (lettrés chinois, académiques français…), tout en le marquant du sceau d’une technique très personnelle, voire d’une tête de chameau, signature dérisoire qui vaut dénonciation de bien des vanités d’artistes, confinant parfois à l’estampille commerciale.

Ce jeu sur l’autro-frustration dans sa dimension sociale se fait l’écho de la gêne que l’auteur éprouve à commenter le sens de son œuvre. Cette gêne est constitutive du travail artistique de Zhou Tiehai, aussi est-il particulièrement déplacé de lui demander d’expliquer la signification d’une peinture. Soit il répétera sans rechigner les évidences attendues, pour éviter de froisser son interlocuteur, soit il insistera sur son propre manque d’imagination, sur le fait qu’il se contente de montrer des faits tels qu’ils sont, c’est-à-dire sans la moindre arrière-pensée, sans le moindre jugement — ce qui tient difficilement la route, chacun en conviendra. Mais c’est le jeu : Zhou Tiehai ne saurait faire autrement sans se dénaturer. Bien au contraire, il s’amuse de voir autrui prétendre penser son art à sa place et va jusqu’à provoquer ce type de situation (ce texte en est la preuve…). Si cette tendance s’est accentuée en réaction à la fixation sur le sens dont ont été l’objet les œuvres qui firent sa célébrité dans la deuxième moitié des années 1990, elle n’en était pas moins présente de façon explicite depuis très longtemps. En 1992, un grand format d’allure hétéroclite et brouillonne portait ainsi l’inscription édifiante : « Que signifie cette peinture ? Je ne le dis pas. Vous le savez aussi bien ». Difficile de faire plus clair.

L’ultime restriction que l’artiste s’inflige à lui-même est tout bonnement le renoncement à l’Art, en particulier, et au jugement, en général, qui en est la condition préalable. Zhou Tiehai a même donné une réalité très concrète à cette tentation qui l’habite encore aujourd’hui, en abandonnant une fois son métier, avant de changer d’avis en 1994 et de reprendre le cours de ses expérimentations. Mais l’Art lui offre désormais l’occasion de satisfaire à cette inclination de manière ludique et détournée, notamment par la mise en scène de ses adieux solennels : Vale arte ! Plus en profondeur encore, Zhou Tiehai éprouve une fascination intellectuelle, non dépourvue d’ironie il est vrai, pour les états dépressifs dans lesquels la volonté s’abolit, y compris dans leurs aspects médicamenteux palliatifs : c’est ainsi que le placebo et l’euphorisant font office de titre générique à ses œuvres des dernières années, où cohabitent art lettré chinois, art classique européen, portraits d’anciennes vedettes de cinéma ou de personnalités du milieu de l’art contemporain chinois. En ce qui concerne l’art lettré chinois, le choix de Zhou Tiehai est instinctif : il le trouve beau, il aime les œuvres qu’il choisit, il sait qu’il s’agit incontestablement d’Art —l’art lettré peut donc servir de stimulant à son imagination qu’il prétend tarie. De fait, le travail de Zhou Tiehai ressemble beaucoup dans son fonctionnement moral à l’exercice de liberté, au jeu sur les règles et les plaisirs, qu’était foncièrement l’art lettré en amont de sa concrétisation picturale accessoire. À cet art s’opposait un art de type académique, auquel Zhou ne s’intéresse pas particulièrement, mais dont l’équivalent européen lui est plus familier : l’adjonction d’une tête de chameau à ces portraits en majesté est le prix à payer pour qu’ils soient assimilés dans ses peintures. En revanche, les vedettes de cinéma relèvent d’un plaisir brut, avilissant, qui ne peut-être pris pour de l’Art que par altération du jugement. Il en va de même des innombrables acteurs du milieu de l’art, qui prennent une place excessive et finissent par s’asseoir dans le fauteuil de l’artiste qui « n’est pas là », voire par se substituer à l’Art, comme le placebo au médicament.

En mêlant avec désinvolture dans ses œuvres, indifféremment, l’Art et ce qui en tient lieu, tout en s’effaçant lui-même et en supprimant la moindre indication qui éclairerait la signification de ses œuvres, Zhou Tiehai prend le risque et le plaisir de mettre son public dans une position telle qu’il soit obligé d’exercer son esprit critique un peu plus que de coutume, s’il ne veut pas manquer l’essentiel et tomber dans les lieux communs. Le pari semble désespéré : c’est bien pourquoi le jeu en vaut la chandelle. Pourvu que Zhou Tiehai ne soit pas déçu…

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