Prisonnier de vitrines hautaines et cerné de vieilles ganaches craquelées, le sabotajnik anonyme demeure fidèle à son histoire et c'est avec fierté qu'il arbore son pavois d'hermine exubérante à peine entamé par les doigts gourds des boutiquiers tout à leur hate de le mettre à l'encan, sans la moindre considération du mot juste qui lui restituerait son identité, devenue fluctuante à force de se voir écorcher. Rien n'y fait, les rares initiés reconnaissent en l'onctueux passe-partout, pilier des patisseries de quartiers, l'écho gracile et volontiers bancal de ces fortunes changeantes que rappelle au commun l'enseigne hiératique de la boucherie de quatorze, dressée place de l'étoile en forme d'Arc de Triomphe. L'avènement dépareillé des deux volumes blanchatres précède de bien des lustres le calvaire minoré dont chacun recèle à plus forte raison la mémoire paradoxale, conscient d'en être la source dérisoire. Mais s'il est certain que le gisant veillé par l'édifice de pierre recevra longtemps encore, pour solde de tout compte, l'hommage abstrait de la nation, l'amateur de sabotajnik en pleine communion gustative persiste à s'accaparer le viatique insufflateur de l'escalade crémeuse, du faite de laquelle l'ame errante, architecte de son propre cénotaphe, se désespère d'un retour de flamme consolateur, l'assurant que sa fin tragique ne soit plus ignorée de l'internationale gourmande. C'est qu'elle en vaut la peine et Danton n'aurait pas manqué d'en convenir. Car le sabotajnik n'est pas seulement l'unique entremets dont il soit avéré qu'il ait provoqué le supplice de son inventeur, l'insolite Mikhail Markovitch Grouzenberg ; du reste, pareille gloire ne s'acquiert pas si bon marché qu'elle puisse n'engager qu'une banale destinée d'aventurier. Dernier martyr des temps modernes — au prisme de la patisserie, nul ne le conteste —, le révolutionnaire émérite embarrasse à plaisir ses comparses étoilés par sa posture élyséenne de saint patron d'une cause à l'évidence profane. Mais au-delà de l'anecdote romantique, les circonstances de la création de son oeuvre maitresse pèsent du poids de l'Histoire au trébuchet de sa canonisation gastronomique, en ce qu'elles éclairent d'un jour précieux la variété des apports étrangers qui ont modelé l'esprit de la patisserie francaise du XXe siècle, enrichie de l'assimilation progressive des traditions d'Europe de l'Est et ranimée par l'irruption carnavalesque des fruits exotiques en provenance des Antilles ou d'Asie méridionale. Au coeur de cette circulation triomphale des saveurs, le sabotajnik sous cloche rayonne sur tous les continents, jetant ses ponts improbables entre des ilots d'humanité gloutonne jusqu'alors arriérés dans leur maitrise fragmentaire de la donne sucrée.
Le mot sabotajnik n'apprend rien sur la composition du gateau qu'il désigne, quand bien même son nik final l'inscrit à coup sur dans le sillage d'une langue russe où ce suffixe se partage entre les professions qu'exercent les travailleurs — comme de juste, des robotniks — et les platrées roboratives dont il est d'usage qu'ils s'empiffrent. C'est ainsi qu'en terre slave, qui dit
signifie clairement bonne chère et sonne sur sa lancée le rappel des affamés de tous poils, tant ladite bombance a l'art d'y tenir au corps. Enserrée dans un étau de rondelles de pate feuilletée dorées au four et plaquées de découpes en forme de coeurs, la tourte rebondie ne renferme pas moins de trois farces différentes entrelardées de blinis. Le mets tire son nom de la poule qui sert à la constitution de la première farce, laquelle fait office de couche fondatrice : l'appareil au beurre fondu, dont la liaison discrète assure la bonne tenue de la chair de kouritsa préalablement bouillie menue, s'étale en plateforme douillette propice au montage d'un hachis d'oeuf dur et de riz persillé, recouvert, pour clore les festivités, d'une mixture de champignons séchés, réhydratés, puis frits dans une cassolette d'oignon blondi. Sauf à jouer sur la quantité, le rassolnik, en dépit de sa rusticité, ne saurait être aussi bourratif et se contente de convertir un bouillon de boeuf à l'os en modeste potage de molossols, ces fameux concombres marinés dans la saumure dont la précellence est l'objet d'apres controverses nationales sur la part orientale du territoire européen, grande dévoreuse de cornichons. Mais trêve d'apéritifs, place au dessert !
Déjà repu de salaisons, le moujik prévoyant met un point d'honneur à se goinfrer dans la foulée de douceurs au pouvoir calorique proportionnel à la rudesse du climat qui le submerge derechef une fois close la parenthèse vivifiante du gueuleton. Certes, le choix n'est pas des plus fournis, mais très vite un plat l'emporte sur ses pairs non sans quelque apparence de mérite objectif ; il s'agit du , un à même de sublimer avec élégance la relative sécheresse et le maintien guindé du fromage blanc que les Russes appellent tvorog. Considéré par les érudits comme la véritable matrice du sabotajnik, le syrnik, dont la graphie francaise a la triste habitude de se travestir en sernik, se présente sous des configurations variées. Dans sa version la plus nourrissante, l'ingrédient capital se pétrit d'oeuf et de sucre en boulettes aplaties que la mère de famille dévouée passe à la casserole après les avoir roulées dans la farine, contemplant d'un oeil humide la marmaille béate se régalant sur-le-champ du coupe-faim rissolé souvent accompagné de miel, de confiture ou de crème fraiche. Mais le sosie syrnik et son alter ego tvorognik revêtent en général l'aspect d'une tarte épaisse, garnie sur une profondeur respectable de fromage blanc citronné qu'agrémentent en surface diverses fioritures confites. Aussi son enfournement requiert-il un degré d'aperture qui pousse à leur extrême limite l'élasticité buccale et la maitrise du souffle. Qui l'eut cru, ce rigoureux exercice de style devait susciter l'engouement des athlètes de la phonation que sont les praticiens de l'art lyrique, aux yeux desquels l'ingestion gracieuse d'un tel morceau s'est imposée par sa dimension didactique en épreuve reine d'un cursus préparatoire très sélectif. Principal dessert panslave introduit en France par la diaspora juive, le syrnik était par ailleurs connu du grand public familier de la rue des Rosiers comme une spécialité lointaine dépourvue de terroir clairement identifiable. En l'absence de contre-exemple flagrant, nul doute que le cumul de cette étiquette heimatlos avec son usage choral un brin pompeux soit en grande partie responsable de l'image d'épinal d'un outre-Rhin culinaire croulant de crème à la longue écoeurante, mais demeuré sec, encrouté dans son dédain frugiphobe.
Le suffixea beau s'expliquer par l'origine géographique du mets concerné, le radical
reste une énigme dont l'arrière-gout militant panique le chef patissier qui n'en possède pas la clé. Dans son esprit, le marché se régule au seul tic-tac du métronome suprême, dont l'implacable balancier l'amarre aux forces exécutantes de l'autre bord, en une parodie concertée de lutte des classes, réduite aux dimensions d'une table de ping-pong : aux premières loges, la petite balle blanche endolorie peut ainsi témoigner que le bourgeois n'aspire qu'à bouffer des sabotajniks tandis que son humble serviteur, bon citoyen, n'a d'autre ambition que de les lui vendre. Or, comble de malchance, voilà que la belle mécanique s'enraye et que le projectile ricoche dans le décor par la magie d'un mot malsonnant ! Le confort moral des acteurs de la transaction commande dès lors que le sabotajnik soit vendu débaptisé, sous des appellations vulgaires et dégradantes qui seyent au gout dominant sans plus entraver le petit commerce. Les livraisons cyniques reprennent aussit?t leur ballet nauséeux ; mieux encore, les bradeurs poussent leur avantage et le mangeur de sabotajnik se dilue dans un abime de messieurs Jourdain démultipliés, ralliant l'arrière-ban des gorets gobeurs de au , trop lents à percevoir sous le manteau le capitonnage irréversible de leur tissu conjonctif cellulaire.
Grossiers décalques de syrniks, ces authentiques sabotages de la fonction digestive et du sens esthétique ne sauraient prétendre à la dignité de sabotajniks, faute d'en partager la genèse ni d'en savourer la délicate composante exotique. Une élite de faux serniks s'enorgueillit toutefois de préserver l'héritage collatéral à la barbe des censeurs, grace à la transparence suggestive de son onomastique de substitution. C'est le cas du , qu'une patisserie parisienne, dont la passion du sabotage forcait l'admiration, décrivait jadis dans ses brochures comme un . L'automne venu, sa prenait le relais sous le nom de et faisait son emblème censorial . Le simple énoncé de la composition du dessert dans sa formule pérenne établit sans équivoque son statut de sabotajnik, puisqu'à l'onctuosité statique du syrnik d'antan se combine en lui le réveil sapide proné par Grouzenberg au sortir de sa révélation soudaine de la munificence des Pomones tropicales. Mais le respect de la recette originelle ne fait mouche qu'en écho de la ruse conjointe des hommes de plume et de main, rompus à jouer du fantasme saboteur jusque dans le instable du pavé laiteux, disposé de traviole sur une mêlée de fruits frêles qu'il menace à tout instant d'écraser de sa débacle prévisible. Cette structure excentrique incarne à merveille l'essence du sabotajnik, aux antipodes des errances étymologiques routinières, peuplées de sabots de bois par des intellectuels inoffensifs qui n'en ont jamais vus mais se plaisent à les croire capables, judicieusement calés, de déglinguer d'un coup d'un seul moult machines agricoles, au grand soulagement de désormais va-nu-pieds las d'être crevés à la tache. Sans doute l'hypothèse du dispositif de freinage également dénommé parait-elle à bon droit plus réaliste, tant d'un point de vue sémantique que technique, néanmoins sa pertinence en matière de sculpture comestible n'est pas de celles qui sautent aux yeux, car jamais sabotajnik n'a jugé plus glorieux de se glisser dans la peau d'un enrayoir que de compromettre ses senteurs d'ananas dans une boursouflure crémeuse aux atours de galoche pas davantage attestée.
La levée du mystère, conséquence récente de la glasnost soviétique et de son prolongement démocratique en Corée du Sud, est saluée d'un sourire en coin par les gastronomes antillais tout ébaubis de l'ignorance séculaire de leurs confrères métropolitains. Régalés à satiété de leurs cogitations franchement loufoques, ils se résolurent à vendre la mèche en réponse aux révélations partielles acheminées des confins sibériens. Sous leurs latitudes accueillantes nul n'ignorait en effet que c'était à la Guadeloupe, vers 1910, que le sabotajnik était né des palabres d'Hégésippe Légitimus et de Mikhail Grouzenberg, alias Borodine, dissertant d'une sapote un peu trop verte. Critiques intransigeants du mythe érigé par Malraux, les historiens spécialisés, défenseurs obstinés des politesses bibliographiques, assument avec une telle impudence leurs propres contradictions, qu'à l'instar de l'anti-modèle de leurs pensums, ils ne retiennent du parcours de Borodine que l'apogée romanesque de sa carrière de révolutionnaire internationaliste. Et pourtant, lorsqu'il obtint son baton de maréchal, investi de la mission grandiose de gagner la Chine au socialisme, le nouveau conseiller du président Sun Yat-Sen, fort de vingt ans de communisme actif et d'exil subséquent, s'était déjà forgé sous des cieux divers une personnalité très riche au regard de laquelle son arrestation de 1906 par la police tsariste, vainement rebattue de notice en notule, n'avait pas plus d'importance que son premier syrnik. à sa libération, le jeune agitateur de vingt-deux ans s'était empressé d'embarquer pour les états-Unis. Muni d'un diplome de l'Université de Valparaiso, qui l'autorisait — quelle imprudence ! — à faire profession d'édifier les masses, il s'établit dans la bonne ville de Chicago, fonda sa propre école ouverte aux émigrés russes et s'adonna sans réserve aux tartufferies solidaires de son alibi de notable engagé, scrupuleux observateur qu'il était des abysses de l'humaine condition. Par chance, l'examen clinique de la superstructure lui laissait beaucoup de temps libre, si bien qu'il consacra l'essentiel de cette décennie studieuse à l'exploration prospective de l'Amérique et des contrées avoisinantes, dans le but avoué d'acquérir l'expérience nécessaire à la mise en pratique de ses idéaux conquérants. De retour dans son pays natal dès l'annonce de la révolution d'octobre, il fut aussitot repéré par Lénine qui l'envoya réorganiser les partis frères en voie de formation, d'abord en Scandinavie limitrophe, puis sur des terres plus lointaines, du Mexique à l'Espagne et de l'Angleterre à la Turquie. Dernier défi relevé sous la bannière du Komintern, son grand oeuvre chinois poursuivi de 1923 jusqu'à 1927 se solda par la volte-face sanglante du Guomindang et la saisie dans les locaux de l'ambassade soviétique d'un plan de bolchévisation de la Chine qui devait précipiter son rapatriement définitif. Borodine fit contre mauvaise fortune bon coeur et déjouant tous les pronostics ne tarda pas à se jeter à corps perdu dans la recherche d'exutoires adaptés à ses nouvelles frontières, celles de l'Union des républiques socialistes, qu'il ne franchirait plus : d'après ses anciens compagnons de lutte et selon les témoins privilégiés de la vingtaine d'années qu'il lui restait à vivre, c'est alors qu'il donna la pleine mesure de son ingéniosité protéiforme.
Avant-guerre, l'apprenti baroudeur s'était lié d'une amitié déroutante avec la figure de proue du , qui portait haut les couleurs de la cause nègre et pourfendait la mainmise des mulatres sur la vie politique caribéenne. Brocardé d'innombrables philippiques qu'il égrenait pensif au déclin de son magistère, le socialiste Légitimus, surnommé le , avait su déceler l'appétit délicat qui, de la tribune au réfectoire attenant, gouvernait en sous-main la boulimie communicative de son vis-à-vis moustachu. Flairant le commensal d'envergure, il l'avait soumis à l'épreuve d'agapes fort concluantes à son gout, puisque le bougre, loin de faiblir dans la dernière ligne droite, avait même repris cinq fois du dessert. Les mauvaises langues incrédules quant à l'assise culinaire de leur complicité se faisaient des gorges chaudes de ce que Borodine eut pu s'attacher le grand homme dès sa première escale à Pointe-à-Pitre et, prétendaient-elles, juste au lendemain de son accostage au Petit-Cul-de-Sac-Marin. Dans le contexte des querelles intestines exacerbées de la gauche antillaise, l'insinuation fit florès, bien que les Cassandre, mises au pied du mur, se fussent révélées parfaitement incapables de dater la scène primitive, comme le démontra l'enquête ultérieure, somme toute bêtement fétichiste, ouverte à l'instigation des adorateurs locaux du sabotajnik, ravis de nantir enfin leur mets préféré d'un état civil en bonne et due forme. Si le soupcon d'infiltration ciblée du mouvement d'émancipation coloniale s'avère infondé voire ridicule, il n'en demeure pas moins vrai que la confrontation doctrinale se joignait à l'expérimentation gustative pour pimenter les joutes verbales à fleuret moucheté que se livraient les deux partisans.
Borodine était venu dans l'archipel soucieux de doter sa praxis révolutionnaire de bases scientifiques solides. Avant de tater le pouls de la filière sucrière, embourbée dans la crise depuis les années 1870, il avait jugé bon de s'astreindre à des lectures encyclopédiques et de collecter le maximum de données sur chacun des acteurs du rapport de force régional, à commencer par l'Hégésippe jadis fringant, dont il peinait à saisir le virage conciliant de 1902. Conformément à la lettre bien comprise de ses références théoriques, l'observation directe devait lui tenir lieu de pierre de touche, afin de prévaloir contre l'application machinale du dogme — fait suffisamment rare pour être consigné, le revizor intermittent ne renia pas cet excellent principe à l'heure de vérité qui le surprit au zinc d'un bouiboui de la Martinique à prophétiser des apothéoses patissières inouies. D'emblée, les trompettes de Jéricho retentirent d'un glas mémorable aux papilles séduites du voyageur et l'instinct longtemps contrarié ne fit qu'une bouchée de la froide stratégie, rendue caduque à mesure que la corne d'abondance insulaire, gorgée de fruits alambiqués, submergeait en déferlantes intarissables son palais réchappé vierge des cercles concentriques de la tradition polaire, tant saxonne que slavonne, dont le sucrage anesthésiant circonvient irrémédiablement les appétences trop frustes. Le Borodine groggy de sensations nouvelles qui prit pied sur le sol de la Guadeloupe n'avait plus cure de ménager ses interlocuteurs et Légitimus s'en apercut à ses dépens, car c'est la bouche encore pleine d'un copieux que l'exilé russe malmena de but en blanc son amphitryon, maitre d'oeuvre d'une traitresse à la classe ouvrière. La rage au ventre, il disséquait à l'infini cette flétrissure coupable, quitte à ponctuer l'épanchement de son drame intérieur d'un chapelet d'interrogations relatives aux modulations possibles du dessert ausculté selon le degré de maturité de la noix de coco choisie. Tandis que son hote silencieux s'affairait à le ravitailler, vaquant de bolée de confiture de prune de Cythère en fournée de feuilletés de goyave au caramel roux, l'attablé lui remontrait par le menu son opposition récente à la grève générale, avant d'écluser d'une traite deux carafons de jus de maracuja coupé de sirop de sucre de canne et de les honorer d'une rafale de claquements de langue approbateurs. Un prêche enflammé vint à point nommé rectifier l'acrimonie de l'exorde et la critique, par définition constructive, embraya sur une réflexion plus audacieuse, à la gloire des tactiques de sabotage et de leurs vertus, définies dans le rapport d'émile Pouget qu'avait adopté le congrès de la Confédération générale du travail à Toulouse en 1898. Légitimus confiait à ses proches n'avoir pu mesurer la longueur et la complexité du discours qu'à la béance finale de la jatte de salade de fruits dont il n'avait cessé d'écoper la substance, illico transvasée d'un geste expert au creux d'une gamelle à décourager la plus endurcie des Danaides. Enthousiaste au spectacle de cette mécanique des fluides faite homme, il s'amusait à meubler de vocalises monocordes les entractes que lui concédait son protagoniste, absorbé par la dégustation menée de front d'un sorbet de corossol. Le rythme et la tonalité de sa glose enrichissaient la performance-fleuve d'un contrepoint récitatif à l'écoute duquel le role-titre s'apaisait, satisfait de s'entendre décliner l'origine et les pouvoirs de chacune des particules de plaisir qu'il venait d'ingurgiter. Cette litanie lui dévoilait les arcanes d'un chahut d'éléments hétéroclites, où quartiers et rondelles, baignés de leurs sucs amalgamés, disputaient la ligne de crête aux lamelles bariolées, petits dés volatils et troncons de tous acabits. De propos délibéré, l'innocent n'homologuait des reliefs de leur discorde que la synthèse olfactive capiteuse qui s'élevait du champ de bataille déjà promise à conforter sa croyance en un matérialisme dialectique rédempteur. S'il existait une condition d'homme-enfant, concluait avec malice le coryphée dilettante, quel meilleur exemple que la candeur émanée de cette créature du continent blême, dont la vie n'avait de sens qu'à l'aune des deux valeurs suprêmes consubstantielles à l'age béni des perversions polymorphes — le Sucre et la Justice ?
Qu'il impliquat l'adulte ou l'enfant, Légitimus savait pertinemment que le processus de la transmission relevait d'une rationalité sociale que la logique ne suffisait pas à dominer. Ce pessimisme intellectuel le poussait à miser davantage sur les aléas d'une influence diffuse que sur l'exécution d'un quelconque plan d'action. Quoiqu'il fut un pionnier de la promotion des nègres par l'école, apanage avant lui des blancs et des mulatres, quoique de notoriété publique les questions éducatives le préoccupassent au premier chef, il ne chercha pas à convaincre Grouzenberg du bien-fondé de sa politique transigeante — c'était au-dessus de ses forces — ni de l'utilité des instances paritaires et des facilités syndicales grace à l'instauration desquelles il avait bouleversé l'équilibre établi dans le secteur-clé de l'industrie sucrière entre les salariés noirs et les usiniers — c'eut été présumer de la bonne volonté de son élève. Le cancre se réjouissait sans fausse pudeur de la démission de son mentor, qui laissait le champ libre aux divagations gastronomiques seules propices à l'exaltation des énergies productives. Il ne soupconnait pas une seconde que leur coexistence miraculeuse constituait, de fait, un apprentissage de la culture du compromis qu'il croyait abhorrer, mais dont il ferait la pierre angulaire de sa stratégie chinoise : une décennie plus tard, le même homme batissait fiévreusement l'alliance avec l'ennemi nationaliste, tout en soutenant les menées des Coréens anarchistes à l'avant-garde de la résistance antijaponaise, en compensation discrète mais sacrilège de l'attelage contre-nature édicté par le Komintern. Drame de l'incommunicabilité, le débat politique entre les deux têtes de mules excluait tout nuancier du rose au rouge ; noir ou blanc, foin de batardise ! il fallait trancher. Les provocations potaches ne connaissaient de répit que dans l'intérêt supérieur du grand projet qu'ils n'accompliraient qu'ensemble, et pour cause, puisqu'il s'agissait de la formation pomologique accélérée du blanc-bec prometteur, dont le transit en Grande Terre ne pouvait s'éterniser. La tutelle distanciée de son répétiteur guida Borodine de découverte en révélation, cependant que mangues, goyaves, ananas, noix de coco, fruits de la passion, grenades, pommes cannelles, figues-pommes et tant d'autres prodiges tombés du ciel se succédaient au pas de charge à son ratelier. Pas question de baisser la barre ; il était attendu de l'aspirant qu'il les reconnut au naturel, en confiture, en sorbet, sous forme solide, pateuse ou liquide, voire à leurs seuls effluves arrangés en bouquets complexes, au risque, s'il était collé, d'essuyer hilare une bordée d'injures créoles pas piquée des vers. Fier des talents de polyglotte de son poulain, le maitre ne négligeait pas en effet de l'instruire des subtilités d'un vocabulaire si riche en images que la simple taxinomie des baies épicées du physalis, pour s'en tenir au corpus scientifique qu'ils s'étaient assigné, récapitulait tout un Kama-Sutra tropical aux sonorités chatoyantes : lanterne japonaise, alkékenge, amour en cage, herbe aux cloques, cerise de juif, coqueret d'hiver, groseille du Cap… N'y manquait que le joyau chinois guniang, la , épure d'un autre temps que Borodine ému recueillit en pleine Expédition du Nord, rêvant à son instructeur lassé des intrigues iliennes, qui s'en était allé jouer sa carte à Paris, fort d'un bagage culinaire sans pareil. Fidèle à son enseignement, l'ancien bras droit de Sun Yat-Sen exprima ses remerciements sincères au marchand de guniang, éberlué qu'un étranger, non content de lui dresser l'inventaire des rares contre-indications toxicologiques attribuées à l'alkékenge, les fit suivre, à titre amical, d'un mémento des précautions touchant à la consommation de son bouton d'orange poisseux, capable de teindre et d'ankyloser durablement la langue des plus goulus de ses sectateurs pour peu qu'ils pressassent trop la cadence, hatifs à l'extirper de sa membrane parcheminée.
Les séminaires d'initiation se pliaient au rituel immuable de la présentation du fruit dans une modeste calebasse, garnie du nombre d'exemplaires idoine à l'illustration de chacune des phases de sa maturation, les unes comestibles, les autres presque immangeables. Il revenait au néophyte de déterminer d'instinct l'ordre et les modalités techniques de son banc d'essai, car la meilleure facon d'apprendre était encore de commencer par se tromper ; telle était l'éthique pédagogique qu'affichait Maitre Hégésippe en couverture de ses noirs desseins. Borodine le voyait venir avec ses gros sabots, mais il se gardait de chicaner la règle du jeu, tant l'esclandre eut fait jubiler son adversaire. Ses qualités de méthode et ses efforts soutenus devaient le préserver des pièges les plus retors, au grand agacement du chef d'orchestre de sa chute planifiée, contraint de ronger son frein dans l'attente d'un relachement de sa vigilance. L'instant fatal survint alors qu'il tranchait au coupe-coupe le cuir bruni d'un semblant d'éteuf tanné, dont les deux moitiés sectionnées divulguèrent à sa concupiscence l'ocre d'une pulpe de potiron déconcertante. Après l'avoir effleurée des lèvres et du nez sans y trouver rien à redire, il mordit à belles dents la chair extraite au moyen d'une petite cuillère dentelée, de facture délicieusement rustique. Aussitot, sa cavité buccale fut envahie d'une sécheresse foudroyante et chaque pore, pris de contractions, s'englua d'une pellicule de latex imperméable à ses assauts de salive cacochymes. Légitimus, aux anges, feignit l'indifférence quand sa victime s'enquit dans un rale pitoyable de l'origine de son malheur. Pour sa gouverne, le fruit considéré se nommait en francais et chapoti selon l'idiome local ; trop astringente avant de blettir, poursuivait le tortionnaire distingué, ladite sapotille se mangeait très m?re et faisait partie de la grande famille des , englobant la gwosapot… Le fou rire absurde entrecoupé d'apoplexies expectorantes que déclencha sa bougonnerie dura de longues minutes scandées de glapissements d'hyènes. Il acheva de réconcilier les silhouettes zombifiées qui se cabraient au sol en spasmes jumeaux, roulées dans une poussière lestée de bave et de sanglots compulsifs, indistincts des reliquats d'une cruche malmenée.
L'orage passé, les gourmets s'attelèrent à la tache aiguillonnés d'une ardeur ravivée, mais Borodine s'avoua vite décu des aromes et de la consistance de la sapotille à l'état supposé de plénitude. A contrario, le parfum légèrement acidulé de l'eau dans laquelle, au fil des rincages, s'était dispersé l'enduit toxique badigeonnant la face interne de ses joues l'avait tellement charmé, malgré sa composante anxiogène, qu'il en oubliait sa légitime rancoeur et choisissait d'apprivoiser le danger, plutot que de se repaitre d'une sapote affadie. L'enjeu dépassait de loin celui de la résolution d'un cas paroxystique, car il s'agissait d'élaborer l'artifice ultime et transposable ad libitum qui permit d'aménager le carambolage des mille saveurs détonantes en bouche dont sa passion l'avait rendu l'esclave. Borodine projeta de les adoucir en leur adjoignant quelque laitage jusqu'alors ignoré des moeurs patissières régionales. Il tatonna longuement du caillage à l'émulsion, passant au crible les avantages et les inconvénients de la faisselle et du fromage blanc d'importation francaise. Il douta, se ressaisit, consulta, multiplia les expériences et finit par s'apercevoir qu'il travaillait toujours ses recettes dans l'esprit des syrniks de son enfance. Dès qu'il eut admis l'idée d'un recyclage du modèle slave, ses recherches purent se diversifier selon des catégories opératoires : certains fruits trop agressifs et manquant de tenue ne parfumeraient le complément crémeux qu'une fois réduits à la moulinette en sirops invisibles, tandis que d'autres, prodigues de leurs textures charnues, s'ajusteraient à l'indispensable volume ivoire en d'élégantes architectures à la discrétion du chef. Cette palette de desserts, caractérisée par l'association de tvorog ou d'ersatz à des fruits tropicaux, doit aux circonstances chaotiques qui la suscitèrent à la Guadeloupe son nom russe de sabotajnik et sa compréhension très large. Toutefois, de la naissance anonyme du à l'onction sacrée du baptême, le décalage est appréciable puisque ce n'est qu'en Chine que Grouzenberg éprouva le besoin de signer son oeuvre, sur les instances d'un interprète annamite qui ne s'appelait pas encore Ho Chi Minh.
Le futur dirigeant vietnamien régalait souvent son collègue du Komintern, alors en poste à Canton, d'un duo de fruits indochinois qui manquaient à son tableau de chasse. La saveur évanescente et juteuse du mangoustan lui fut un sujet d'enthousiasme d'autant plus vif que sa chair immaculée ne se remettait pas de l'absorption simultanée du plus infime copeau de l'épiderme purpurin tapissant l'intérieur de sa carapace protectrice si difficile à dépiauter. Ce péril évoquait déjà le souvenir la sapotille originelle, mais la nostalgie se doublait d'une absolue perplexité quant au statut de la lignification flottante en germe au tréfonds de chacun des quartiers couleur de neige : leur mutation pouvait aussi bien coloniser la coque au détriment du substrat délectable, que pourvoir le corps blanc d'un croquant généreux des plus inattendus, sans que l'impasse ou la bonne fortune se trahissent au moindre indice antérieur à l'équarrissage. Innommable en langue européenne, le second bijou, connu sous le vocable autochtone de luguguo, tronait sur les étals de trottoirs, en grappes salies de faux longanes à diamètre irrégulier. Le fruit vicieux ne se bornait pas à tromper la tête en l'air égarée sur la piste d'un substitut de litchi ; sa pelure à la sève caoutchouteuse s'insinuait sous les ongles, résistait aux lavages et marquait les lames des couteaux d'une trainée grisatre presque indélébile. Néanmoins, l'agrume translucide que dissimulaient ces dehors abrupts savait récompenser l'investissement manuel de ses fervents adeptes par la richesse des émotions qu'il imprimait à leurs papilles. Dédaigneux des hybridations contemporaines, un simple grain de la taille d'une mirabelle parvenait à concentrer tout le spectre des notes éparses d'une variété de pamplemousse à l'autre, portant même leur amertume jusqu'à des sommets quintessenciés dont les aromes de sa pulpe lisse et fondante ressortaient magnifiés. Le seul bémol aux réjouissances découlait de l'interdiction formelle de mordiller si peu que ce fut les pépins du luguguo, prompts à répandre une acreté funeste à la volupté gustative, au point de tuer l'espoir de sa résurgence. C'est la gageure intenable du traitement patissier de ces monstres attendrissants de sournoise autodéfense qui relanca les spéculations de Grouzenberg, hanté par la vieille lune d'un Grand Soir à l'image de ses petits plats. Né dix ans plustot, le sabotajnik entrait dans l'Histoire et son père lui donnait enfin le nom qui des Antilles au Kamchatka rendrait la bonne nouvelle intelligible à qui de droit.
La chasse au communiste du printemps 1927 accula l'incorrigible révolutionnaire à se replier sur la maison mère où de prestigieuses fonctions lui tendaient les bras : vice-commissaire du peuple au Travail, directeur adjoint de l'agence Tass, haut responsable du Sovinformburo, rédacteur en chef du Moscow Daily News… L'apparatchik qui sommeillait en lui n'était pas à plaindre, mais son accomplissement personnel dépendait davantage du palais de derrière ses moustaches que de la reconnaissance à double tranchant de ses confrères bureaucrates. S'il fallait faire une croix sur la Justice et sacrifier ses idéaux de jeunesse, ce n'était pas une raison pour se couper du Sucre et de ses saints, ces fruits paradisiaques dont il se répétait in petto que la loi des hommes n'interdisait ni le culte ni la circulation, puisqu'elle ignorait jusqu'à leur existence. Ainsi l'amateur d'entremets détourna-t-il le bénéfice de sa position dans l'appareil au profit du montage de filières d'approvisionnement clandestines en denrées périssables glanées sous les Tropiques. Il n'était guère loisible de faire le difficile ; le frais se mélangeait à la conserve et Borodine trouvait dans chaque type de conditionnement l'occasion de raffiner la préparation des sabotajniks qu'il vouait aux délices privées de la famille Grouzenberg. Bien huilé, le système s'appuyait sur d'anciens réseaux coréens de Chine et de Russie : leur enchevêtrement supranational constituait sa division Nord, mise en relation sporadique avec les fournisseurs de la lointaine zone Sud, aux ordres d'Ho Chi Minh. L'étoile montante du communisme asiatique, chantre volubile des finesses d'une culture patissière qu'il s'était appropriée durant ses années francaises, se voulait en effet, depuis son séjour moscovite, le complice pince-sans-rire de l'ébauche d'une cellule autonome rabelaisienne, chapeautée par l'unique mangeur de mangoustan de la Russie stalinienne. En sa qualité de patron de presse, le risque-tout des fourneaux n'hésitait pas non plus, selon des sources sérieuses, à mobiliser ses honorables correspondants des parages de la Caraibe à des fins que n'auraient jamais soupconnées les services de contrespionnage actifs aux marches de l'autre empire, pourtant très alarmés des flux incompréhensibles dont ils tenaient le registre minutieux. De fait, il est établi depuis peu que l'artiste à la manoeuvre se payait le luxe de convaincre les plus obtus de ses satellites en peignant la commission qu'il confiait à leurs nobles compétences des couleurs d'une entreprise de diversion grotesque, bonne à semer la confusion chez l'adversaire frappé de paranoia.
Sa réussite dépassa toutes ses espérances, si tant est qu'il en e?t encore après l'arrestation de Blücher en 1938, sous le chef d'inculpation révoltant d'espionnage à la solde du Japon. L'exécution dans la prison de Lefortovo de ce valeureux stratège des guerres civiles russes et chinoises avait démoralisé son ancien compagnon d'armes, obligé de relayer le flot continu des calomnies officielles. Dès lors, il avait restreint ses perspectives aux seuls dérivatifs sucrés — ce n'était que reculer pour mieux sauter. La fin des années 1940 vit en effet l'accélération de la campagne d'élimination des< juifs cosmopolites >, qui pointait d'un doigt vindicatif les vétérans du comité juif antifasciste. Borodine ne pouvait plus se voiler la face, ses jours étaient comptés. Bientot la police politique viendrait boucler sa gazette à l'audience suspecte ; il serait arrêté, déporté sans procès, fusillé sous l'un de ces prétextes superflus que l'imagination dévoyée des sbires du régime se faisait une méchante joie de peaufiner. Pour autant, sa mort annoncée le préoccupait moins que l'engrenage implacable de la qui détruirait sa famille s'il ne prenait les devants sur le sort. Tirant les dividendes d'une vingtaine d'années de pratique souterraine de la filière orientale, il organisa donc l'évasion des siens par la voie sibérienne qui, libératrice, une fois n'est pas coutume, les conduisit en Manchourie, dernière étape avant le pays du matin calme où leur sécurité semblait à long terme mieux garantie qu'en Chine. L'opération fut menée de main de maitre et, glissant du Nord au Sud au fil des ans, la descendance de Borodine, toute de blondinets au regard transparent, prospéra dans les faubourgs de Séoul. Les pionniers russes y furent accueillis comme un pendant décoratif aux minorités coréennes d'Union soviétique ; aussi ne dérogèrent-ils pas au devoir de réserve que leur dictaient tant la prudence que la politesse élémentaire. Mais la seconde génération de ces Coréens blancs qui n'avaient connu ni les persécutions ni la guerre se montra plus remuante. Son intégration parfaite dans les milieux libertaires qu'émoustillait l'épopée fondatrice de la lignée ne cessait de lui renvoyer le reflet trouble d'une aberration de l'Histoire à la racine de son identité. Le malaise ne faisait que croitre à proportion de l'embarras des ainés, par la force des choses muets sur la tragédie du patriarche, mort selon toute vraisemblance en mai 1951. Longtemps le seul rappel tangible de son absence s'était inscrit dans le périmètre concave d'un verso de masque de théatre, qu'avait confectionné le peintre Lee Ung-No, proche ami de la famille, et dont le port incongru solennisait les pavanes espiègles du cadet des Grouzenberg. L'objet prenait pour matériau l'édition du Moscow Daily News parue le jour de sa réouverture en 1956 ; les mains averties qui l'avaient dénichée dans le fatras d'un bouquiniste suisse ne l'avaient moulée, compactée, peinturlurée sans vergogne, que sous le coup du découragement qu'elle inspirait, pas même fichue de fournir un début de réponse aux orphelins de Borodine. à l'exception du marmot guilleret, tout heureux d'étrenner son cadeau d'anniversaire, la famille réunie fulminait au déchiffrement de l'éditorial en creux, qui prétendait faire le point sur les années d'éclipse du titre anglophone et forclore le nom de son ancien rédacteur en chef.
L'écrémage est parfois cruel, mais d'ordinaire les jeux d'enfants gagnent en panache à mesure que leurs ordonnateurs en culottes courtes s'éveillent à la vraie vie, surpris d'avoir raffolé jadis des parades de petits soldats. Légataire du masque de Lee Ung-No, le bambin déluré l'était aussi de la mémoire de son arrière-grand-père, qu'il s'efforca de ne pas décevoir à l'age d'entrer dans la carrière. C'est donc à sa fougue juvénile qu'échut l'honneur d'assiéger les archives du KGB sitot que le permit l'effondrement du régime communiste. La bataille pour la consultation du dossier complet ne se profilait pas sous des auspices ludiques, car l'administration renaclait à soumettre ce reliquaire d'une énigme étatique russe au citoyen coréen qu'il était devenu par sa faute. Patience et longueur de temps, mais aussi coups de vice et bel acharnement, triomphèrent in fine de la morgue des ronds-de-cuir, qui délivrèrent une autorisation d'accès partielle à la pièce la plus sensible, le procès verbal du premier interrogatoire qui suivit l'interpellation de Borodine. L'héritier fut consterné d'y lire que son a?eul était fiché comme cerveau d'un réseau de aux ramifications internationales, à preuve l'interception de la correspondance régulière qu'il entretenait avec des cadres dirigeants de puissances asiatiques, versés dans l'agriculture ou les transports. Il apparaissait que Borodine aurait tenté de se défendre en expliquant que les allusions relevées dans ses missives n'avaient rien d'un code secret : n'en dépl?t aux fouineurs, elles étaient limpides et se référaient à sa consommation monomaniaque d'un dessert dont le nom russe signifiait effectivement — mais après tout, pourquoi pas ? Le tribun goguenard admonestait ses inquisiteurs abasourdis, priés de convenir qu'un bon communiste n'avait pas à rabaisser la gourmandise au rang de péché capital, ni même véniel en vérité, car le péché procédait d'une construction théologique rétrograde, dont l'idéologue matérialiste qu'il était s'offusquait qu'elle p?t être cautionnée par des fonctionnaires soviétiques.
Ce premier moment de la controverse demeure intelligible à la lecture des pièces du dossier malgré les pataquès qui jalonnent sa transcription laborieuse ; les feuillets annexes, en revanche, exigent de l'herméneute une grande souplesse philologique, du fait de leur incohérence manifeste. L'excuse ressassée page après page d'un fort accent germanique du prévenu n'est qu'une clause de style nauséabonde, révélatrice des mobiles réels de la mascarade ; quant à l'illogisme de l'enchainement question-réponse, multipliant les coq-à-l'ane jubilatoires, elle dénonce entre les lignes la mauvaise foi criante des bourreaux, davantage que l'instabilité psychologique du prétendu traitre. C'est ainsi que ? ce monsieur Grourenrieg ? aurait commis l'effronterie d'invoquer les manuscrits du ! Les fréquentes substitutions du mot au nom de Raskolnikov ne signifieraient pas selon lui que Crime et chatiment fut une recette de soupe aux molossols ! En l'espèce, son sabotajnik et le rassolnik susmentionné n'étaient-ils pas symétriques ? Pourquoi ne pas en appeler à l'Académie des Sciences, à l'Association des écrivains ! D'une inculture crasse, les enquêteurs désorientés par les provocations gratuites du fils préféré de la ne pouvaient se raccrocher qu'aux linéaments de leur formation politique baclée. Le seul Raskolnikov qu'ils connussent se prénommait Fédor, en hommage à l'auteur des coquilles dont excipait le roquet criminel. à leur décharge, il est notoire que les directeurs de conscience appointés par Béria ne les encombraient pas de détails inutiles, quand ils conchiaient, à longueur de bourrage de crane, le nom de cette légende d'Octobre et de la diplomatie soviétique, qu'un vol plané spectaculaire avait punie de sa désertion brutale, envenimée d'une remarquable lettre ouverte à Staline. Peut-être cette homonymie perfide justifiait-elle, dans le contexte de l'époque, les injures forcenées dont les compères eurent la coquetterie d'assaisonner le dossier . L'insolent n'aurait à leurs dires trouvé meilleure riposte que de les mettre au défi de lui fournir une explication rationnelle au personnage de Marmeladov, s'ils persistaient à feindre l'indignation contre le maniement par l'absurde de la chose littéraire. était-il si délirant d'oser comparer soupe et roman, littérature et confiture, alors que le < camarade Dostoievski > se rangeait avec humour à ce parti d'autodérision ? Devait-on se montrer plus royaliste que le roi ? Pas besoin d'être grand clerc pour deviner que de tels arguments ne firent qu'aggraver le cas du camarade Grourenrieg, ci-devant Borodine. Conformes à l'usage, les conclusions du rapport d'enquête penchaient pour l'asile psychiatrique, mais le médecin responsable, las de complaire à l'anthropophagie des gnomes en les gavant de la dépouille des géants, refusa de valider l'internement demandé. Deux ans plus tard, il faisait partie des < blouses blanches> dénoncées sur un fantasme haineux par Lydia Timachouk ; mort sous la torture, il paya cher sa posture héroique de saboteur improvisé, dont l'exécution de Borodine avait été le premier fruit. Cette issue doublement navrante démontrait, s'il était nécessaire, que le sabotage est un métier dont l'intérêt de chacun consiste à promulguer la revalorisation sociale, solidaire d'une reconnaissance du privilège au seul professionnel assermenté — le sabotajnik. Au temps des folles espérances, l'auteur du Sabotage tutélaire avait connu la prison, condamné pour le pillage avec violence de trois boulangeries-paisseries parisiennes. Le forfait croquignolet d'émile Pouget constituait le point d'orgue de la manifestation qui célébrait en fanfare le retour de Louise Michel sur la scène politique francaise, après sa longue déportation dans les colonies. Si le prophète de la corporation saboteuse ne purgea que trois des huit années de sa peine, en raison du caractère collectif de son délit de goinfrerie, Borodine, isolé, n'eut pas sa chance : un simple dessert lui valut de collectionner les chatiments extrêmes et de sombrer dans le néant. Du sucre et de la justice, il n'avait taté que du premier, mais il mourait avec la consolation d'avoir porté le vent de la révolution jusqu'en Chine. Il était le père du sabotajnik et son petit ferait du chemin.
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