《Ego》— tel est donc le mot d'ordre lapidaire qui désormais commande aux alignements de têtes de chameau grace auxquels Zhou Tiehai impose sa férule aux jalons de l'histoire de l'art. Après la Renaissance européenne, le romantisme ou l'académisme du XIXe siècle, mais aussi les chef-d'œuvre de l'art lettré chinois, le voilà qui se penche sur la tendance de l'art contemporain la plus révélatrice de la propension de l'artiste à la pose ; même dérangeante et calculée, la posture considérée n'en demeure pas moins l'expression d'une profonde vanité, intimement liée au fonctionnement d'ensemble du milieu de l'art, tant chinois qu'international, à sa personnalisation outrancière, à ses stratégies spéculatives, ainsi qu'à ses théorisations ineptes et verbeuses, étalées au grand jour en toute fatuité.
Si les《Placebos》et autres 《Fortifiants》qui ont précédé les 《Ego》 ne sont connus des amateurs naïfs, même non anglophones, que maquillés de vocables anglo-saxons — équivalents approximatifs des titres chinois dont ils dissimulent, parfois de propos délibéré, jusqu'à l'existence —, la responsabilité n'en saurait être imputée qu'à la paresse intellectuelle et au maniérisme corollaire, tous deux prévisibles, des multiples truchements, commanditaires et contributeurs, des catalogues, apostilles muséales et autres marchandises dites culturelles destinés à ces consommateurs idéalement dociles. Force est pourtant de constater qu'en l'occurrence c'est bel et bien l'auteur qui a voulu doter ses œuvre d'un titre qu'il perçoit, non sans raison malgré qu'en aient les demi habiles, comme un《mot anglais》.
Certes, ego est un mot latin (et pourquoi pas grec), mais son usage moderne, celui auquel se réfère Zhou Tiehai, n'a rien d'antique ni de subtil, en dépit de la caution de quelque philosophie transcendantale, par essence à la disposition arbitraire des sophistes. Il s'agit tout bonnement de la dénaturation snob, dans le contexte culturel anglo-saxon à l'origine, de la notion de《moi》, élaborée avec une grande finesse par les moralistes français, en particulier au XVIIe siècle, dans leur analyse implacable des mécanismes de la vanité, puis retravaillée par les pionniers de la psychanalyse européenne à l'orée du XXe siècle, dans le cadre d'une théorisation des instances constitutives du psychisme humain et de sa dialectique inconsciente. Seule comptait la pertinence de la notion dans le contexte précis qui lui donnait tout son sens. Aussi la traduction ne posait-elle pas le moindre problème; quelque soit l'idiome, le《moi》s'énonçait clairement.
Bien au contraire, les difficultés de passage d'une langue à l'autre peuvent même suggérer la création de néologismes dont la fantaisie formelle est un atout pour la mise en valeur de la nouvelle dissociation de sens instituée dans la langue d'arrivée. Fort à propos, le plus bel exemple demeure sans conteste le va-et-vient franco-anglais de l'ego tout au long des XVIIIe et XIXe siècles ; le français lui doit en effet sa distinction entre l'égoïsme et l'égotisme, qui désigne depuis Stendhal la forme de vanité propre aux artistes et hommes de lettres, enclins à se mettre en avant dans leurs œuvres, à tout ramener à leur personnalité la plus intime — la vanité comme moteur de la création artistique, l'esthétisation de l'égocentrisme.
En comparaison, l'ego anglo-saxon contemporain, dont l'emploi généralisé occulte mille nuances naguère évidentes et rend bête ipso facto, porte les stigmates d'une grossièreté qui laisse songeur. Sans véritable lien avec la recherche avancée en sciences humaines, qui utilise parfois le terme dans des acceptions très précises, il est né des besoins du jargon de la sous-psychologie positiviste et fonctionnaliste qui fait florès outre-atlantique et dont la légitimité dépend du seul effet de distance créé par l'emploi d'un latin de cuisine on ne peut plus incongru, entre autres barbarismes. C'est dans ces conditions qu'il a pu devenir le mot-clé des dialogues de séries télévisées, massivement exportées, ainsi que des verbiages stipendiés d'éditorialistes de magazines féminins, pour le moins influençables, avant de pénétrer ces dernières années, non seulement la langue de tous les jours, mais aussi la langue des philosophes, chroniqueurs et théoriciens de l'art, en vertu des mêmes mécanismes qui en disent long sur les références intellectuelles et le discernement littéraire des phares de la pensée du moment.
La lexicographie française ne s'honore pas de passer sous silence cet aspect de la dégénérescence du《moi》, car l'extension du domaine de l'ego est un indicateur fiable de la perméabilité à la bêtise en des territoires théatralement supposés hors d'atteinte, tels que la pensée, l'art ou encore l'évocation crue du plaisir. Cette évolution est comparable à celle de l'emploi ridicule qui tend à s'imposer selon le même schéma, tant dans de prétendues provocations salaces, écrites ou télévisuelles, que dans la conversation quotidienne, du mot 《pénis》à la place de bite ou queue, qui font pourtant bien mieux l'affaire, et aux dépens de verge, pas assez latin, trop technique. Lorsque la spontanéité du langage populaire est à ce point conditionnée par la pesanteur d'ersatz d'intellectuels mal dégrossis, c'est peu de dire que la liberté, au sens le plus intime, est menacée. Même un artiste chinois envisagerait donc d'intituler ses œuvres 《Ego》, 《en anglais》…
Mais Zhou Tiehai n'emploierait pas un mot étranger sans s'être au préalable renseigné sur les implications de son choix. C'est donc en connaissance de cause qu'il a choisi pour titre de sa nouvelle série d' œuvre les trois lettres d'ego. Quant aux raisons précises de l'élection de ce presque rien, si tant est que l'auteur connaisse les mobiles qui le meuvent, ce qui est loin d'être sûr, il ne devrait cependant négliger aucun artifice, y compris le présent alibi scientifique, pour éviter d'avoir à les produire en son nom propre, car c'est dans l'extrême effacement que réside le secret de la préservation de son humble《ego》.